• Jacqueline POIRAUD - on en parle

    La vie ensemble
    Itinéraire.

    "Perdre la vue m'a poussée à aller au bout de moi-même"

    A 20 ans, le soir de Noël, Jacqueline a perdu la vue. Mais pas le goût de la vie, qu'elle a aiguisé au fil des jours.

    Propos recueillis par Marie-Christine JEANNIOT.

    Légende de la photo de l’article :
    Sa guitare, sa machine à écrire le braille aident Jacqueline à communiquer son amour de la vie.

    RELIEE AUX AUTRES PAR LA VOIX, elle écoute, chante et nous parle.

    Nous voici à Matheflon, sur cette terre angevine où j'aime venir me reposer... Sur la gauche de la maison, vous trouverez un petit chemin qui descend à la rivière. Puis le pré aux chevaux, et enfin les grenouilles, les poules d'eau. Je connais tout par coeur, au mètre près. Le soir, sur la terrasse aux pierres lisses, je peux danser la samba ou la rumba, quand le programme de la radio s'y prète. J'éclate de bonheur et d'envie de bouger. Mon sang ibérique bouillonne, comme lorsque j'écoute des poèmes de Garcia Lorca.

    Je suis née - en 1948 - près des Sables-d'Olonne, par où, autrefois, passaient des marins de tous les pays. Nous sommes ainsi métissés, nous, les Vendéens. Mais nous n'accordons pas tous la même attention au langage. Les mots sont ma bouée de sauvetage : ils sont devenus essentiels quand j'ai perdu brutalement la vue.

    C'est en me dédiant à la poésie, en me reliant aux autres, en parlant beaucoup, en chantant, en dansant, en mangeant, en voyant des amis et en faisant l'amour que je me suis "sauvée", tirée d'affaire si vous voulez ! De cette sale affaire qui m'a engloutie dans le noir, sans crier gare : un éclatement de la rétine le jour de Noël.

    J'ETAIS EN PREMIERE ANNEE DE LETTRES MODERNES, et les événement de mai 1968, comparés à mon cataclysme personnel, m'ont semblé du "pipi de chat". J'ai vécu six mois de tiraillements terribles, violents. Je pleurais souvent, je m'habillais de noir, je ne voyais aucune porte de sortie, sinon la poésie ! Comme Rimbaud, à qui j'ai consacré mon mémoire, la folie me guettait. Je me suis dit : "Ma fille, tu seras prof ou pute !" Grâce à Dieu, mon choix a été le bon.

    Après avoir appris le braille toute seule, en un mois, j'ai eu la chance de trouver autour de moi un réseau de solidarités efficaces : des copains me notaient les cours, des profs enregistraient pour moi des lectures de textes au programme. Je me souviens d'un vieil enseignant qui traversait tout Nantes en voiture pour me raccompagner après la fac : nous parlions, il me trouvait l'air intelligent, mais triste. Finalement, j'ai décroché mon Capes du premier coup, et je suis "montée" à Paris pour enseigner les lettres aux élèves du lycée Lavoisier. C'était pour moi, fille de gens de la campagne d'une droite très conservatrice, une sacrée bascule culturelle : j'arrivais au quartier latin dans un milieu d'intellectuels de gauche ! Une bascule affective aussi : grâce à ma "tête", j'échappais à ma mère dont j'étais un peu devenue la "chose" fragile. Nos rapports étaient, pour moi, difficiles.

    A PARIS, ENFIN, J'AVAIS MON STUDIO, je respirais ! Magnifiquement accueillie par un proviseur de grande qualité, je me suis tout de suite sentie chez moi au lycée. J'ai enseigné pendant presque trente ans. Je me débrouillais avec bonheur, beaucoup de travail, et ma passion pour la poésie captivait les jeunes élèves. Ils ont même illustré un bestaire de ma composition : italique : Quand les bêtes s'embêtent !, publié en 1984 aux éditions Le miroir poétique.

    Pendant mes loisirs, j'animais un atelier de "Parole poétique" au centre jésuite de la rue de Sèvres. Les gens que j'y ai rencontrés, même voyants, se sentaient souvent enfermés dans une certaine solitude et les mots les aidaient, eux aussi... J'ai continué à écrire des poèmes, j'ai aussi pris des cours de diction, de guitare. Et j'ai enregistré mes chansons : le dernier album vient de sortir (1). Et je continue ! D'autant plus que l'an passé, j'ai pris ma "retraite" pour mieux composer, interpréter, dire mes deuils d'amour - semblables à des deuils de mort. Eh oui ! J'ai eu une vie amoureuse comme plein d'autres mais je n'ai jamais voulu y sacrifier ma liberté. Mes chansons expriment aussi à quel point je me sens proche des femmes, toutes les femmes, "mes petites soeurs en humanité, mes belles sensuelles, mes humiliées", comme je le dis dans l'une d'elles.

    Car il est difficile d'être une femme aveugle : je ne suis pas de la même couleur que les autres... Mais je me place avec ma différence : femme ET aveugle. Pas "aveugle" tout court ! Cela, c'est une appellation méprisante... Si je réfléchis bien, je dirais que j'ai plus souffert du mépris que de mon handicap lui-même. Lui, m'a poussée à aller au bout de moi-même !

    J'AI ENCORE BEAUCOUP A DONNER, des mots qui peuvent servir à d'autres. Je dois mieux dominer mon émotivité, mes angoisses, avoir davantage confiance en moi : j'ai encore du chemin à faire ! A Matheflon, comme à Paris, je téléphone beaucoup, j'aime que mes amis viennent me voir. A Paris, je retrouve en plus mes chers et indispensables cours d'expression corporelle ! Et les balades avec mes anciens collègues, tous mes amis, qui vont et viennent, et avec qui je corresponds par mails vocaux. Et le théâtre : grâce au système PAM (2), j'ai pu m'y rendre seule l'an passé, pour la première fois de ma vie ! Là aussi, je parle avec les chauffeurs et je les écoute. Le plus beau cadeau que nous puissions nous faire, c'est de nous écouter les uns les autres...

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    Notes :
    (1) Roses...lunes : à commander chez l'auteur ( jacquelinepoiraud@free.fr ). Son premier album, Passerelle, a été enregistré en 2002. Jacqueline Poiraud a aussi publié en 1982 un recueil de poèmes, La Rose d'ombre, couronné par le Prix des Ecrivains et Journalistes.
    (2) Paris Autonomie Mobiilité : un service de taxis à prix très réduits, à la disposition des personnes handicapées.

    Novembre 2006.  http://www.vivreplus.fr


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